Mortelle escapade

Le sort lui avait été clément. Gespunsart, ce n’était ni le front russe ni le désert africain sous les ordres de Rommel. Lui, il était mobilisé, seul, dans ce village des Ardennes françaises. Il y signalait en quelque sorte l’Occupation aux habitants. Comme mission de guerre, il y a pire. Il n’était plus tout jeune, c’est vrai. Mais comme quoi, l’âge est parfois un atout.

Ce coin était si calme que le soldat pouvait se livrer à son commerce de contrebande : de l’autre côté de la frontière, le long de la Semois, les Belges cultivent un excellent tabac.
C’est ainsi qu’un jour de juin, comme il le faisait chaque semaine, il a pris son vélo et grimpé, à travers la forêt, de Gespunsart au petit village de Bagimont, en Belgique. Une fois là haut, avant de poursuivre son chemin, il se reposerait dans la ferme pas loin de l’église.  Les villageois estimaient que l’on pouvait être à la fois allemand, contrebandier et brave homme.

Il ne se passe jamais rien à Bagimont. On dit qu’un résistant y habite. Il s’occupe du ravitaillement des maquis du côté de Vresse et d’aviateurs alliés abattus en Belgique. Sinon, à Bagimont, ce sont les gamins qui font la guerre. La guéguerre avec les fusils découverts dans les bois et dont les parents ont la prudence de scier le percuteur. C’est qu’on trouve aussi des cartouches… Une fois la balle ôtée, cela fait de sacrés pétards. En plus, près de la source, il y a bien mieux qu’une balançoire : un vieux tank déglingué dont les habitants ont déjà récupéré des roues pour les charrettes.
Bon, il y a eu des spectacles mémorables – les Allemands attaqués par des maquisards sur la route de Pussemange ou un combat aérien de quelques avions  dans le ciel de Bohan – mais, l’un dans l’autre, Bagimont est si calme dans la guerre.

En sortant de Bagimont, après la pause, encore une petite côte et puis la longue descente vers Bohan et la Semois. A bicyclette, ivresse du vent tiède, du vert tendre des forêts et des parfums de printemps. En temps de guerre, il y a pire.
Là en bas, une fois le tabac négocié, il y aurait la route de retour et ses cinq kilomètres de grimpée. Dur, mais pas trop avec la promesse d’un bénéfice à la revente du tabac.

L’escapade s’est déroulée comme d’habitude. Au retour, le soldat s’est arrêté de nouveau à Bagimont pour s’y désaltérer. Peut-être aussi pour y regarder de jolies filles.
C’était la fin de l’après-midi quand il est remonté sur son vélo. Devant l’église, il a tourné à droite. A l’embranchement, il a laissé le cimetière à gauche et est passé devant l’épicerie avant d’atteindre la sortie du village et de s’enfoncer dans les bois. Le chemin est plat durant un bon kilomètre avant de descendre vers Gespunsart.
C’est avant la descente qu’il était attendu.

Certains racontent qu’ils étaient trois. D’autres parlent d’un homme seul. Tous sont d’accord pour dire que R*** de Rogissart était présent. Pas un résistant, mais un contrebandier, un braconnier, un drôle de hère. Est-ce lui qui a tiré le coup de carabine ?
Le soldat allemand est tombé de son vélo. Blessé. Il a demandé grâce. Il a supplié en pleurant qu’on l’épargne. Il fut égorgé.

Dépouillé de ses chaussures, de son ceinturon, de son revolver, le corps fut tiré à l’intérieur du bois. Et – il fallait se dépêcher – enterré pas bien profond, sous cinquante centimètres de terre et de feuilles.  Du poivre aurait été jeté pour éloigner les bêtes. Et bien sûr, le tabac fut emporté.

Les habitants de Bagimont furent rapidement avertis. Si les Allemands découvraient le corps, les hommes seraient massacrés et le village incendié. Ils ne le trouvèrent pas : en 1944, les Allemands n’osaient déjà plus trop s’aventurer dans les bois. Bagimont fut épargnée.

Quelques mois plus tard, une nuit, à Bohan, un cultivateur de tabac, ulcéré par les vols, montait la garde dans son séchoir. Il surprit deux maraudeurs.  L’un deux fut abattu. Il portait sur lui le revolver du soldat allemand.

On raconte aussi que, lors d’une querelle, R*** de Rogissart fut tué d’un coup de carabine par son propre fils.
On raconte encore que, bien des années après, un sentier s’était tracé entre le chemin de Gespunsart et l’endroit où était enterré le soldat. Ils étaient nombreux, comme promenade, après le repas du dimanche ou des fêtes de famille, à « aller voir l’Allemand », l’Allemand dont les pieds et le crane surgissent du sol.

Ce qui est sûr, c’est que les Bagimontois, pour remercier la Vierge de ne pas avoir vu les cruautés de la guerre, ont érigé une chapelle Notre Dame de la Paix, sur la route vers Bohan. L’autre sortie du village.

Bagimont

6 commentaires pour “Mortelle escapade”

  1. Béatrice Haché dit :

    Rien n’est plus touchant que ces histoires qui rapprochent les hommes dans leur humaine condition.
    Qu’on appartienne à un côté ou à l’autre, tous ont fini poussière dans la terre ou cendre dans le feu.

  2. Gilles dit :

    Bien raconté, on se demande comment cela va se terminer. Ça change de Boileau…

  3. THIRY dit :

    Voilà une belle histoire

  4. Jean-Jacques dit :

    Bien raconté.

    On croirait que le conteur y était !

  5. Vincent Cornet dit :

    Brr… tu nous emmèneras voir l’allemand, dis ..

Laisser un commentaire pour THIRY